L’enchantement de la poudreuse et de ses méandres
Natacha Dagneaud – Séissmo – mai 25

Et si nous retrouvions l’innocence, le plaisir de l’errance, du questionnement naïf ? L’ingénuité, la vraie curiosité ? La question posée sans arrière-pensée, gratuite, qui relève vraiment de l’intérêt pour appréhender l’altérité ?
Dans les études, côté annonceur et côté institut, on nous apprend à bien définir notre sujet, clarifier le périmètre en amont. Et c’est très bien ainsi. Il y a trop souvent de problématiques entremêlées, mal triées, et surchargées dans les briefs.
Pour autant, j’aimerais rappeler la posture ouverte, communicative et exploratoire d’une étude quali (peu importe que l’étude soit elle-même exploratoire à proprement parler ou non). Et c’est cette démarche qui permet de réellement trouver des insights là où l’on ne les suppose pas.
Les entreprises – et leurs départements études – sont souvent confrontées à des problèmes moyennement définis, voire pas clairement énoncés du tout. Nous adorons ces sujets. Et une fois les contours grossièrement dessinés avec l’annonceur, nous y allons. Tout schuss. Mais avec un casque.
Ce type de situation où il y a peu d’hypothèses, ou lorsque l’on nous demande de les remettre en cause, voire des sujets dont on ne sait pas encore par quel bout les prendre – c’est notre pain béni. Les conditions règnent pour extraire le meilleur de l’investigation qualitative :
- La quête des inconnues, la génération d’hypothèses
- La liberté et la flexibilité dans la procédure, pour une nécessaire itération
- La compréhension du terrain et le contact avec les cibles concernées, pour être en prise avec leur vécu
Pour profiter de cette glisse sans risque d’accidents, voici quelques conseils.
Règle d’or : Tout détour est bon à prendre, oublier l’impératif d’efficience, ne pas aller droit au but, prendre son temps à relancer, à tâtonner : ce n’est pas une perte de temps, mais un gain d’insights. Rester ouvert, curieux, se remémorer que c’est la personne en face de nous qui détient toutes les réponses et que nos questions ne sont que des prétextes à garder le flux de conversation. Enfin, se faire confiance, s’autoriser à aller renifler dans un coin en fonction de son intuition. Comme à ski, il faut être dans le « flow ».
Un proverbe allemand dit que « le chemin est le but » (Der Weg ist das Ziel), indiquant que le cheminement – et non la destination - est la vraie récompense, le véritable enseignement. C’est un peu la différence entre la piste (noire, rouge, bleue, verte…), bien calibrée et le hors-piste, qui va lui-même suggérer une autre expérience de la montagne.
En termes « études », cela veut dire de se rappeler que la richesse des insights est à l’intérieur de la personne « interrogée ». Un informant plutôt qu’un répondant. Une personne qui s’ouvrira et viendra même vous donner ses clés.
Ici, on pense bien sûr aux méthodes ethnographiques. Mais il y a aussi la méthode narrative, avec en particulier la procédure bien spécifique de l’entretien cognitif qui consiste à faire raconter en détail une expérience de manière libre sans poser de questions en partant d’une mise en contexte multisensorielle (cf. liens de lecture), qui va venir restituer une foule de souvenirs plus ou moins anodins, et nous livrer un nombre élevé d’indices insoupçonnés.
Cas d’étude : Il s’agissait de faire le bilan d’une marque multi-catégories (identité, ADN, valeurs) d’objets quotidiens en plastique, pour vérifier les items des baromètres précédents et y ajouter des dimensions pertinentes. Nous avons, entre autres, fait des entretiens biographiques dans différents pays pour comprendre à quand remontait la première trace mémorielle de la marque, son contexte et ses empreintes. Selon les pays, des catégories de produits différentes avaient marqué les esprits, créant des associations différentes. Nous avons découvert beaucoup de moments émotionnels forts – dont des rites de passage fondamentaux – qui ont surpris le client, s’étant toujours taxé d’être une marque fonctionnelle et basique.
Autre cas d’étude : Dans un contexte de compréhension des arbitrages de la mobilité, nous avons utilisé l’entretien cognitif pour investiguer des moments vécus de mobilité – et surtout pas demandé quels moyens de mobilité étaient (rationnellement) préférés ou pourquoi ils étaient choisis. Nous n’aurions rien appris de nouveau, et surtout, collecté un bon nombre d’inepties. Lors des entretiens approfondis (2 heures chaque), nous avons passé en revue des situations récentes du quotidien. Nous ne savions pas vraiment où aller approfondir, quel trajet ou moyen de locomotion serait révélateur de motivations ou de nouveaux comportements. Ce parcours est fascinant – et parce que nous ne savons pas nous-mêmes pourquoi nous allons approfondir telle ou telle situation, nous permettons à l’interviewé.e de se sentir vraiment libre de raconter tout ce qui lui passe par la tête et lui tient à cœur.
Bien évidemment, ce type d’approche réclame une acceptation de la surproduction d’informations, dont on n’a peut-être pas l’usage tout de suite. D’où le prochain conseil.
Conseil n° 2 : Acceptez l’amplitude de détails !
Règle d’or : Partir du vécu, de la narration pour recentrer sur la réalité de l’interviewé.e, sans se préoccuper de l’intérêt « mercantile » du détail conté. Il y aura des choses à jeter, ou des contenus non utilisables dans l’immédiat, mais nous avons aussi des clients qui nous demandent de revisiter des retranscriptions sur des sujets ultérieurs et nous trouvons souvent de quoi nourrir une rapide consultation à faible coût !
Cas d’étude : Lors d’un test de formule de coloration végétale, le client souhaitait étudier dans quelle mesure l’odeur (inhabituelle) perturbait l’expérience de coloration. Nous avons demandé à des consommatrices de tester le produit et de nous raconter leur expérience dans les moindres détails sans leur dire que nous nous intéressions à l’olfaction pour ne pas biaiser les résultats. La profusion de détails recueillis nous a permis d’identifier d’autres aspects de l’expérience n’étant pas dans le champ d’étude originel : d’une part, nous nous sommes aperçus que ce produit transformait l’expérience coloration car les femmes préparaient leur coloration dans la cuisine. D’autre part, cela nous a permis d’identifier un enjeu concernant la texture, ce qui a conduit à réaliser un autre test sur ce point.
Conseil n° 3 : N’ayez pas peur de changer
votre fusil d’épaule !
Règle d’or : Adapter en permanence son approche, son dispositif. Revoir le guide, réinventer les consignes. Après tout, nous sommes ignorants au moment de la conception de l’étude, et nos lacunes se comblent un peu plus avec chaque cas. Prenons-en compte ! Evitons la posture qui consiste à dire : « c’est le plan d’expérience, il faut s’y tenir ». Soyons courageux !
Cas d’étude : Nous avons exploré la perception d’une boisson lactée contenant des céréales sans indiquer la nature de la recette aux interviewé.e.s. Notant que l’appréciation qu’ils en faisaient était basée sur la présomption de morceaux de fruits ou pulpe (restituant ainsi ce qu’ils avaient appris sur le marché), nous avons décidé de briser la règle de la dégustation aveugle en révélant peu après les réels ingrédients. Nous avons alors compris à quel point ce message était décisif dans la compréhension et l’acception du produit, mais surtout combien il déterminait son futur positionnement et la communication associée.
Conseil n° 4 : Pensez à regarder autour de vous, savourez le panorama !
Règle d’or : Faire du hors-piste, c’est peut-être plus dangereux, mais les paysages sont imprenables ! Il ne s’agit pas d’arriver le premier en bas de la piste, mais de découvrir réellement la montagne, sa topographie, sa faune et sa flore. Alors profitez-en pour faire quelques haltes. Ne préjugez pas de l’utilité de vous arrêter, ou de la légitimité du lieu, découvrez vous-mêmes les points de vue !
Souvent, la pression temps et la logique d’efficacité nous interdisent d’approfondir des anecdotes ou détails mentionnés par les interviewé.e.s. Qui d’entre nous n’a jamais vécu un client disant que le point élaboré x n’était pas en lien avec l’objectif de l’étude ? Et pourtant, nous ne savons vraiment jamais s’il ne valait finalement pas le coup de s’arrêter un moment là où l’on ne nous attendait pas.
Cas d’étude : Sur une étude concernant les habitudes alimentaires autour du petit-déjeuner pris hors de chez soi, nous avons compris une dimension fondamentale de la marque en faisant un « hors-sujet » : nous nous sommes risqués à relancer une situation qui n’avait pas eu lieu dans l’environnement proche des interviewés. Dans un cas, à Venise, il s’agissait d’un voyage d’amis en famille avec leurs enfants, et dans l’autre, d’une consommation à l’aéroport du lieu d’arrivée d’un jeune couple amoureux. Dans ces deux cas, qui ne faisaient pas directement partie du périmètre d’étude (i.e., des situations régulières et familières du quotidien), nous avons pu découvrir les fondamentaux de la marque. Ce qui faisait qu’elle procurait toujours le sentiment d’être chez soi, quel que soit le lieu, et de se sentir en sécurité. Une qualité particulièrement le matin, où le PDJ pris en format nomade doit pourtant nous donner le sentiment d’être encore au chaud, au lit, à la maison, et de nous donner confiance pour la journée à venir.
Conseil n° 5 : Faites des pauses et réalisez le
chemin parcouru !
Règle d’or : Résumer régulièrement ce que l’on a appris, se mettre en posture réflexive, se demander par où continuer, questionner la légitimité de la démarche. Parfois, cela peut renvoyer au contenu, mais il s’agit aussi souvent d’affiner la cible, dont on a parfois établi les contours en se basant sur des hypothèses limitées voire insuffisantes.
Bien sûr, il est courant de faire quelques débriefs clients en cours de route, nous aimons revenir spontanément vers nos clients lorsque nous avons découvert une pépite – ou avons l’intuition qu’il faut chercher ailleurs.
Cas d’étude : Une nouvelle offre avait été mise en place et nous devions trouver des non-utilisateurs de cette offre, encore peu répandue, afin de comprendre comment convaincre et convertir ces cibles. Nous sommes tombés – quelle « malchance » improbable – sur une personne qui venait de découvrir cette offre et en faisait usage. Nous avons pu comprendre comment le processus de « contamination positive » avait eu lieu, et trouver une tonne d’idées sur les obstacles qui venaient freiner l’engouement. Nous en avons parlé à nos interlocuteurs études, et gardé plus d’ouverture dans les quotas.
Conseil n° 6 : Faites comme les grands snowboardeurs qui partent en free style !
“Start Small – Master small jumps before attempting bigger kickers”
En études : partir avec un petit échantillon, 5, 6, 7 entretiens suffisent pour vérifier que l’on est sur la bonne voie. Sinon, changer la méthode et/ou la cible.
“Speed Control – Learn how to judge the right speed for each jump so you land smoothly on the transition”.
En études : partir avec un calendrier clair, sur les étapes de l’étude, surtout si elle dure plusieurs mois – et prévoir des points intermédiaires de partage, de réflexion, de début de formulation d’hypothèses.
“Balance is Key – Keep your weight centered, and don’t lean too far forward or back”
En études : ne pas rester accroché sur un type d’information ou une nouvelle info – mais en même temps, ne pas se hâter de passer rapidement à un autre sujet, en ratant l’occasion de dégager un gemme.
“Look Over Your Shoulder – Always turn your head in the direction you’re spinning”.
En études : utiliser l’information déjà emmagasinée pour anticiper le prochain virage que va prendre votre interviewé.e ou le prochain twist qu’il faudra donner à votre méthode de recueil.
“Spot Your Landings – Always look where you’re going to land, not down at your board”.
En études : garder en tête le but ultime de l’étude, et ne pas se focaliser trop sur la méthode ou le processus en cours de route pour y arriver. Une méthode n’est qu’un moyen pour arriver à destination. Elle n’est pas une fin en soi.
Pour approfondir la lecture :
L’entretien cognitif : https://seissmo.com/exploratory-research/the-cognitive-interview-in-cx-bx-ux/
Les outils ethno : https://seissmo.com/exploratory-research/ethnographic-interviews-with-your-consumers/